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Surgis de nulle part, vingt vaisseaux spatiaux gigantesques et scintillants occupent, autour de la Terre, les vingt sommets d’un icosaèdre étoilé invisible à quelque deux cent cinquante kilomètres de la surface du globe.

A l’aube de ce 21 octobre de l’an de grâce catholique 2033, au point culminant du chaos général répandu sur Terre par les armées privées et leurs milices vassales d’obédiences religieuses diverses, après l’anéantissement de tous les états et des structures administratives, les maîtres s’apprêtent à installer à Genève le pouvoir central du Nouvel Ordre Mondial, sous l’égide d’un faux sauveur syncrétique répondant au nom de Maitreya.

Tandis que l’ordre néo-khazar règne par le feu et le sang sur l’Europe centrale de Kiev à Iaros et que les goyim sont exterminés ou recyclés dans les kibboutz du Temple des Iarosilim, deux hommes attendent le spectacle final qui marquera l’an 1 de la nouvelle ère.

Le préalable à l’arrivée du nouveau Messie était la propagation, par la terreur, d’un chaos total entre les peuples et au sein même des nations, jusqu’à ce que le désespoir des populations ait atteint son paroxysme émotionnel et que l’espoir ait totalement disparu des consciences, laissant la place à la torpeur la plus profonde.

« Ça y est ! Les vaisseaux sont en place ! » s’écrit le fondé de pouvoir de la banque Shield d’un ton jubilatoire. L’allure sèche et austère, typiquement saturnienne de l’homme contraste avec celle, beaucoup plus ronde et apparemment débonnaire de son interlocuteur. Cependant, ils ont en commun des traits sévères et un regard impitoyable.

« En effet, répond Nathan Shield en observant le ciel au-dessus de la terrasse de son immeuble privé au centre de Genève, qui n’est autre que l’ancien siège de la banque Pictet, juste à côté des bureaux discrets et feutrés du prieuré de Sion. Cette fois, nous allons assister au magistral coup de théâtre que tout le monde attend. »

Il se racle la gorge et ajoute : « Reconnaissons que sans la rétro-ingénierie de nos laboratoires, nous n’en serions pas là. Nos experts ont bien travaillé. »
« L’ordre va enfin régner sur le monde », lance Ethan Sholem avec une solennité appuyée.

« Le Nouvel Ordre Historique est mort, longue vie au Nouvel Ordre Théocratique ! »

« Qu’il dure mille ans et que nos vies soient aussi longues ! »

« Vous manquez d’ambition mon cher, nous serons bientôt aussi immortels que des dieux ! »

Les deux hommes jubilent sur leur terrasse, mais tout n’a pas été facile. Leur stratagème avait été découvert une quinzaine d’années plus tôt par Jonas Corrado, un individu trop curieux, mais bien renseigné, qui avait lancé l’alerte.

« Un Prince de Paix viendra, avait-il écrit sur son blog, en réponse à la question d’un internaute au sujet de Maitreya, mais il ne s’agit pas de Maitreya, qui est un produit de la récupération par le Nouvel Ordre Mondial de la mouvance évangéliste du Nouvel-Age. Le Prince de la Paix n’est au service de personne et il viendra, lorsque le Sphinx de Gizeh verra se lever Fomalhaut à l’horizon de son regard. Ce jour-là marquera la fin de l’infamie sur Terre, 141.900 ans après la construction du Sphinx, soit 5 cycles et demi de la précession des équinoxes. »

Peu de temps après la diffusion de son message sur les réseaux sociaux, l’auteur du blog avait été retrouvé mort dans sa maison de Venice, en Californie. Le rapport d’enquête stipulait qu’il s’était suicidé après avoir tué sa femme et ses deux enfants, une fille et un garçon. Seuls le chat et les canaris avaient été épargnés par le desperado américain d’origine mexicaine.

Soudain, faisant palpiter les cœurs des deux observateurs, les lumières dans le ciel se mettent à clignoter et les vaisseaux disparaissent, laissant la place au crépuscule du matin, cette demi-pénombre qu’ils illuminaient juste avant.

« Mais… que se passe-t-il ? L’un des vaisseaux devait descendre sur Terre et Maitreya devait en sortir. Où sont-ils passés ? »

« Il y a peut-être eu un bug dans le programme holographique, ou une panne de secteur. »

Furieux, Nathan connecte son implant psychotronique sur le réseau MTM.

« Allo, David, qu’est-ce-que vous foutez ? »

« Nous n’y sommes pour rien, Nathan, ici tout est OK. »

« Bon sang David, vous vous rendez compte que tout ceci est retransmis par toutes les télévisions du monde ? Passez le film de remplacement et bougez-vous pour réparer tout ça ! »

Scrutant le ciel avec impatience, il passe en quelques minutes de l’inquiétude au soulagement, qu’il exprime d’un profond soupir. Une à une, des étoiles s’allument dans le ciel, à l’endroit même où se tenaient les vaisseaux auparavant. Elles brillent d’un éclat presque aussi fort que le soleil et s’adoucissent en changeant de couleur. Indigo, puis cyan métallique, vert fluo, jaune solaire, orange et enfin rouge avant de revenir au blanc, avec l’intensité lumineuse de la Lune.

« Votre variante m’a fait mal aux yeux », vitupère Nathan Shield à l’adresse du chef du centre de contrôle de l’opération Nova Messiah.

« Nous n’y sommes pour rien, Nathan. »

« Comment ça ? Ce n’est pas vous ? Mais alors, qu’est-ce que c’est ? »

« Quelque chose a éteint nos projecteurs, alors franchement, je ne comprends pas. »


Dans la maison miraculeusement préservée d’un quartier dévasté de Saint-Petersbourg, une petite fille de huit ans, Thalia, est en train de jouer dans sa chambre lorsqu’un être de lumière se matérialise devant elle.

« Bonjour Rama », dit la fillette d’un ton chantant, comme elle a pris l’habitude de le faire chaque dimanche matin depuis plusieurs mois.

« Bonjour ma princesse. »

« Alors ça y est, tu viens me dire que vous avez puni les méchants ? »

« Oui mon enfant, le processus est en cours, mais je suis étonné que tu le saches déjà. »

« Je le ressens, Rama, il y a comme une grande bouffée d’amour en moi et des oiseaux chantent sur des fleurs magnifiques au soleil. J’entends aussi le bruit des vagues sur la plage, c’est très apaisant. »

La porte s’ouvre, laissant apparaître la maman de Thalia.

« Chérie, viens vite voir à la télé, lance sa maman en entrant dans la chambre, le messie est en train d’ar… »

Elle s’arrête net en voyant l’individu étrange qui se tient à côté de sa fille.

Contrairement, à son habitude, Rama ne disparaît pas. Il ne bouge pas, s’amusant même de l’air ébahi de la mère de Thalia.

« Mais qui, qui êtes-vous et que faites-vous dans la chambre de ma fille ? » s’écrit-elle avec une profonde angoisse dans la voix.

« Bonjour maman, je te présente Rama, dit Thalia en se précipitant dans les bras de sa mère. C’est mon copain d’un autre monde. Il vient souvent jouer avec moi et aujourd’hui il nous apporte une très très bonne nouvelle. La paix est revenue et les méchants vont être punis. »

Les yeux de la jeune femme font une sorte de va-et-vient nerveux entre sa fille et le mystérieux personnage qui lui tient compagnie.

« Tu sais, il peut se dématérialiser », lance Thalia, amusée par l’air d’incompréhension qui se dégage du visage de sa mère.

« Mais c’est impossible ma chérie, voyons ! »

« Je t’assure, maman, qu’il le fait. Il m’a dit qu’il peut transformer ses atomes en lumière et vice-versa. Montre-lui Rama, s’il te plaît. »

Mais l’homme fait un geste apaisant de la main.

« Je dois bientôt partir, dit-il à la mère de Thalia, alors vous allez pouvoir constater que votre fille, notre petite princesse, dit la vérité. »

« Mais pourquoi venez-vous voir ma fille ? »

« Thalia est un être d’une grande pureté. Malgré l’assassinat de son père, elle est restée animée par l’amour pur, un profond sentiment authentique et sincère, l’amour lumineux qui émane de la libido de vie, c’est une sorte d’amour inconditionnel élevé au plan spirituel. Quand quelqu’un vibre de cet amour, nous avons tendance à entrer en relation. »

« Mais qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? » demande la mère de Thalia aussi calmement qu’elle le peut.

« Nous sommes sur Terre depuis des millions d’années. Normalement, nous ne nous occupons pas trop de ce que font les humains. Mais dans ce cas, nous devions absolument intervenir. Il y a eu beaucoup trop de crimes et d’atrocités pour que nous laissions s’opérer ce génocide extrême. Les psychopathes qui vous gouvernent avaient un plan pour supprimer les trois-quarts de la population mondiale et réduire le reste en esclavage. Nous ne pouvions les laisser faire. »

La jeune femme baisse la tête, comme sous l’effet d’une profonde détresse psychique.

« Hélas, je ne le sais que trop. »

Puis, se reprenant après avoir aperçu une lueur d’espoir au fond de la noirceur de ses angoisses, elle ajoute : « Vous arrivez à vous dématérialiser, c’est ça ? »

« Oui, c’est d’ailleurs notre état habituel, un corps de masse nulle dans un monde de lumière et nous pouvons nous rematérialiser en ce que nous voulons, même en plusieurs êtres, voire en un vaisseau ou en plusieurs, à volonté. »

« Un ou plusieurs vaisseaux pensants ? »

« En quelque sorte, en fait on reste soi-même, que l’on soit unique, fractionné ou multiple. Etant donné que notre procédé de rematérialisation s’opère de manière fractale, il nous suffit de changer les limites d’expression de la fractalisation pour obtenir ce que nous voulons, et cela se fait de manière subconsciente. Vous diriez proprioceptive. »

« Stupéfiant ! »

« Rien d’extraordinaire, pour nous c’est naturel. »


Nathan Shield, les mains agrippées au parapet de la terrasse et les bras tétanisés par la tension nerveuse, sent une présence qui s’insinue en lui. Une force invisible, comme un vent intérieur glacial qui refroidit tout son corps, le traverse de part en part. Pensant tout d’abord aux premiers symptômes ressentis après la greffe du génome de méduse anti-apoptose censé lui conférer une longévité de plusieurs centaines d’années, il ressent quelque chose de très différent qui met tous ses sens en alerte.

Mais Ethan interrompt ses perceptions.

« Nathan, regardez ! »

Dans le ciel, les lumières se scindent et descendent vers le sol en se multipliant, comme une division cellulaire accélérée. Elles sont bientôt des milliards et s’en vont rejoindre, une à une les êtres humains, puis se métamorphosent en hologrammes vivants en atterrissant devant chacun.

L’homme qui se tient devant Nathan est à son image.

« Vous… vous êtes moi ? »

« Je suis votre image et votre miroir. Voyez qui vous êtes de l’intérieur. »

En un instant et sans pouvoir réagir, Nathan Shield voit défiler sa vie devant ses yeux, la moindre de ses pensées resurgit, le moindre de ses actes. C’est un panorama kaléïdoscopique hallucinant qui se déroule devant lui et dans sa tête en une fraction de seconde. Ethan se trouve dans la même situation, tandis que partout, autour d’eux retentit une voix tonitruante et grave :

« Ne croyez pas ce que vous voyez mais entendez ce que dit votre cœur. Dieu n’est pas extérieur à vous mais à l’intérieur de chacun de vous. Nombreux sont, parmi vous, ceux qui ont noirci leur âme par soif de pouvoir. Regardez-vous et acceptez de vous juger vous-mêmes. »

Le double étrange de Nathan Shield s’adresse maintenant à lui, à titre individuel.

« Nous sommes en train de peser vos âmes. Préparez-vous à changer d’état. Les âmes les plus noires seront extraites de leurs corps. »

« Mais… qu’en ferez-vous ensuite ? » s’enquiert Nathan Shield d’une voix étranglée.

Cela n’est pas votre affaire. Plus rien ne dépend de vous. »

« Vous pourriez me donner un indice, tout de même. »

« Oh, votre cas est limpide. Vous allez subir un effet miroir qui s’apparente à votre antique loi du Talion. Une vie de souffrance par victime. Vous devrez vivre les souffrances de chacune de vos victimes, pendant autant de vies que vous avez eu de victimes. J’espère pour vous qu’elles ne sont pas trop nombreuses et que vous ne les avez pas torturées, car vous revivrez la même chose, avec une cerise sur le gâteau, comme vous dites. »

« Ah oui, fait Nathan Shield en tremblant et quelle est-elle cette cerise ? »

« Une amplification exponentielle des douleurs ressenties, en fonction du nombre de victimes. Ce n’est que lorsque vous aurez compris et parfaitement intégré dans vos mémoires que faire du mal à l’autre c’est se faire du mal à soi-même, que votre âme pourra éventuellement être sauvée de l’anéantissement. Si jamais, à travers toutes ces épreuves vous réussissez à aimer vos tortionnaires d’un amour véritable et lumineux. »

Le banquier esquisse un mouvement en direction de la porte, dans l’espoir illusoire de fuir, mais son corps est aussitôt capté par un rayon lumineux qui le désintègre et emporte ses atomes avec lui vers une destination inconnue des Terriens.

© Alex Vicq, février 2015