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Mademoiselle Boëdech, agent du fisc au centre des impôts du Guilvinec, voit arriver un camion qui déverse du lisier de porc devant la porte principale de la Recette. Puis encore un autre, cette fois avec des cages à poulets.

« Monsieur le receveur, monsieur le receveur ! » crie-t-elle en tambourinant à la porte entrouverte du bureau de son patron.

« Quoi, qu’y a-t-il ? Pourquoi tant d’affolement ? » demande-t-il en approchant d’un pas lourd.

« Venez voir, monsieur le receveur, c’est une catastrophe, ah , c’est épouvantable ! »

Le receveur hâte le pas et jette un coup d’oeil effaré à travers la vitre de la porte d’entrée.

« Je ne comprends pas. Que s’est-il passé ? »

Mademoiselle Boëdec’h avance timidement vers son chef.

« C’est que… dit-elle, je crois bien que je n’ai pas répondu à ces messieurs dans les délais. Ils demandaient à s’acquitter de leurs impôts en nature. »

« Comment ? Mais vous êtes folle ! C’est un véritable sabotage ! »

Il ouvre la porte et avance sur le perron en regardant effaré les poulets qui caquettent dans leurs cages en faisant un tintamarre assourdissant et le lisier qui se répand sur les marches en exhalant des odeurs vomitives, puis il se tourne vers ses employés, en proie à un affolement qu’ils ne lui connaissaient pas.

« Mais qu’allons-nous faire ? J’appelle la gendarmerie ! »

« Si vous voulez, observe un jeune agent, un brin sadique et heureux de voir son patron dans cet état de panique, mais tout ceci, à part la gêne occasionnée, est parfaitement légal. »

« Oui, Monsieur, reprend madame Bordenave, son bras droit officieux et dévoué, dès lors que nous n’avons pas répondu dans les délais, cela signifie à ces contribuables que nous avons accepté leurs propositions. »

Un jeune homme en chaise roulante arrive en haut du plan incliné latéral avec un seau, une spatule et des éponges.

« Qu’est-ce que c’est encore ? » lance le receveur, agressif.

« Je viens pour les vitres, comme convenu, je n’ai pas d’autre moyen de payer mes impôts que de laver vos vitres pendant trois semaines. »

« Et nous avons accepté ? »

« Eh bien, comme vous ne m’avez pas répondu et que le délai de deux mois a expiré, je viens m’acquitter de ma dette. »

Un individu se pointe avec une chèvre, le béret en bataille pour bien marquer son appartenance à la France paysanne.

« Je l’ai déclarée tiers-payant. Vous n’avez plus qu’à la traire. »

Un autre homme s’avance, affichant une trentaine dynamique et se présentant en tant que professeur de lettres du collège du Guilvinec.

« Moi j’ai quatre kilos de Patafix, dit-il avec un large sourire. C’est ma méthode ubuesque pour payer ce patafisc d’une patarépublique. »

Une jolie jeune femme, déguisée en bimbo jusqu’à la caricature, s’approche du receveur, un papier à la main et les seins débordant d’un décolleté audacieux.
« Moi, je n’ai encore rien proposé, jeune homme, murmure-t-elle d’une voix suave en le frôlant des lèvres et de la poitrine, mais si vous pouviez oublier de répondre à la lettre que voici, il me serait particulièrement agréable de vous payer en nature. »

Grimaçant à l’idée que ses employées puissent voir son trouble, le receveur recule d’un pas, s’empêtre sur la dernière marche et se rétablit en attrapant le corsage de madame Bordenave qui se retrouve à son tour les seins à l’air.

S’étant confondu en excuses maladroites, il s’adresse aussitôt à la bimbo tout en replaçant une mèche grise en lisière de son crâne passablement dégarni.

« Vous ne pouvez pas me payer personnellement, mademoiselle, car c’est à l’État que vous devez de l’argent. »

Elle se rapproche encore, en relevant un coin de sa mini-jupe.

« Alors dans ce cas, peut-être pourriez-vous me faire grimper à l’échelle hiérarchique de vos services ? »

Les slogans fusent d’un groupe qui compte désormais une trentaine de personnes en colère.

« Rothschild assassin, Barroso criminel, le pouvoir aux états ! »

D’autres tiennent des panneaux et des banderoles qu’ils lèvent au-dessus de leurs têtes ou portent devant eux.

« Toute collecte d’impôts dans une monnaie privée est un acte anticonstitutionnel. »

« Le Trésor Public est devenu un trésor bancaire. Pas question de payer ça ! »

« Nous ne contribuerons plus à cette arnaque ! Plus nous payons plus nous endettons notre pays ! » crie un manifestant.


Philippe Dawson, journaliste d’Epeire.Net, averti par les contribuables protestataires est arrivé sur place avant ses confrères des grands médias. Micro en main et suivi par le caméraman, il conduit deux porteurs de pancartes légèrement à l’écart, tandis que le groupe de manifestants se fait de plus en plus bruyant et nombreux.

« Une guerre sans nom est en cours sans avoir jamais été déclarée, explique un jeune homme d’une vingtaine d’années. Une guerre de quelques riches contre des milliards de pauvres qu’ils veulent appauvrir encore et encore jusqu’à ce qu’ils tombent, exsangues et renoncent à leurs libertés fondamentales en acceptant de n’avoir plus aucun droit, pas même celui de survivre. C’est une guerre des banques contre les états. »

« Mais c’est absurde ! »

« L’absurde des uns dissimule souvent la logique des autres, réplique une manifestante sentencieusement, les oligarques veulent tout contrôler. C’est la féodalité néolibérale. »

« Ce n’est pas une guerre froide, c’est une guerre glaciale, reprend le jeune homme. L’argent public est remplacé par des fonds privés et l’argent soustrait aux peuples est gelé dans les coffres des banques offshore. »

Une femme s’approche et touche le bras de Philippe Dawson.

« Excusez-moi, puis-je vous interrompre ? »

Philippe se tourne vers elle, puis vers ses interlocuteurs.

« Je vous reparle après », lance-t-il tandis que la femme l’attire légèrement à l’écart, une feuille à la main.

« Oui, madame ? »

« Mademoiselle, cher monsieur, mademoiselle Boëdech. Je tiens à ce que vous lisiez ça, car vous l’aurez entre les mains un jour ou l’autre. »

Philippe saisit la feuille de papier qu’elle lui tend et le parcourt des yeux rapidement.

« Vous avez cru œuvrer pour le bien public, mais en réalité vous contribuez actuellement à siphonner l’argent des contribuables pour financer des banques et des intérêts privés qui visent à confisquer les liquidités pour asphyxier les peuples. En rachetant les dettes des états, les banques les précipitent dans la faillite et prennent le pouvoir. Alors, pour faire face à ce stratagème qui ronge la société comme un cancer, nous vous demandons de participer à une grande grève du zèle, en oubliant de répondre aux propositions de paiement en nature que vous recevrez dans les semaines qui viennent. Si vous n’avez pas répondu dans un délai inférieur à deux mois, l’état sera obligé d’accepter le mode de paiement de l’impôt qui vous aura été proposé. Les agents des impôts doivent comprendre qu’ils travaillent pour des banksters. »

« Je risque ma place en vous disant cela, mais vous devez savoir que toute la trésorerie, excepté monsieur le receveur, a fait acte de désobéissance civique en signe de protestation contre la spoliation de l’état par des intérêts privés. Nous ne sommes pas des employés de banque. Alors nous avons eu les coudes très lourds sur ces piles de lettres que nous avons reçues depuis trois mois. »
« Etrange, remarque Philippe, cette lettre ne porte la marque d’aucun syndicat. »

« Les syndicats sont contrôlés eux aussi, alors d’autres groupes se sont constitués. »

Philippe examine la lettre.

« Cette signature, en bas, les Avocats du Peuple… c’est la première fois que je la vois. »

« Sincèrement, je n’en sais pas plus Monsieur, désolée. »

Perplexe, Philippe adresse une mimique entendue à l’employée.

« O.K., je n’insiste pas, je finirai bien par savoir qui est derrière cette initiative. »

Un homme d’une trentaine d’années, qui observait discrètement la scène à quelques mètres et qui attendait le départ de l’agent du fisc se présente alors à Philippe en lui tendant la main.

« Je suis l’un de ces avocats qui ont signé cette circulaire », dit-il avec calme.

« Vraiment ? fait Philippe, vivement intéressé. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris, mais c’est un coup de maître. »

« Vous croyez ? demande l’avocat. Si les grands médias n’en parlent pas, nous aurons partiellement échoué. »

« Je ne suis pas d’accord, réplique Philippe. Vous avez réussi à gagner les consciences des agents du fisc, c’est énorme ! Je me demande vraiment comment vous avez fait ? »

« Infiltration de proche en proche, genre bouche à oreille, sans contact internet. »

« Merveilleux ! s’exclame Philippe, voilà qui sent bon les samizdat des dissidents soviétiques. »

« Oui, convient le jeune avocat, de par notre profession, nous avons vocation à œuvrer dans la plus parfaite discrétion. »

« Avec les nouvelles technologies, c’est de plus en plus difficile, observe Philippe. Vous avez une recette ? »

« Portables et mobiles éteints, batteries enlevées, pas de carte bancaire sur soi, ni rien qui puisse vibrer comme un micro. Voitures anciennes sans high-tech. Là, je dois dire que ça devient difficile à trouver. Mais nous aurons des solutions. »

« C’est heureux, car en matière d’espionnage des citoyens, l’Europe est bien pire que ne l’était l’U.R.S.S. »

« Oui, nous allons bientôt devoir apprendre à marcher dans la rue en évitant d’être tué pas un nanodrone. »

« Ou par notre téléphone. »

« Exact, la wifi peut se retourner contre ses usagers, c’est assez simple. »

« Une dernière question si je puis me permettre. »

« Allez-y, je sais que vous ne citerez pas vos sources. »

« Il y a des jeunes qui ne comprennent pas pourquoi nous devrions respecter le droit pour traiter avec des voleurs et des criminels. Ils veulent faire la révolution. »

« Aidez-nous à leur faire comprendre que la moindre violence détruira nos libertés et que nous aurons besoin du droit pour fonder une nouvelle société. »

« Oui, ceux qui programment les guerres et les révolutions, colorées ou non, sont évidemment ceux qui en tirent profit. »

« C’est ça, dites-leur bien d’apprendre à développer des comportements non programmés. »

« Open-mind en open-source pour un open-world. »

« Oui, ce doit être ça, la vraie transparence de l’intelligence collective. »

Alex Vicq, décembre 2014, Morphéus n° 67.