Projet Psi-Haarp

« Ca y est ! » jubilait Jasp van der Kruyt, « on a atteint le milliard de TéléPaths ».

« OK », répondit Donald Winsfield, l’éminence grise du Global One Council, « alors ils vont pouvoir commencer à pomper. »

En ce réveillon de l’année 2011, les progrès technologiques avaient atteint de tels sommets qu’ils étaient devenus totalement incompréhensibles au commun des mortels. Les ventes de téléphones à commande mentale, les TéléPaths, avaient atteint le seuil GIN (Global Invading Network) ou RGI en français (Réseau Global d’Influence), un seuil qui signifiait qu’un maillage très serré de relais télépathiques avait été mis en place autour de la planète.

Le fait de disposer d’un téléphone à commande mentale et en veille permanente conférait à son utilisateur la merveilleuse sensation d’avoir des relations quasi télépathiques avec les personnes qu’il désirait joindre à tout moment.

« Malheureusement pour nous tous, » commentait l’éditorialiste du 1er janvier 2012 du New Web Investigator, journal doté d’un laboratoire de veille technologique et édité en Globish, « c’est la première fois dans l’Histoire que n’importe quel fou à la tête d’une PME technologique dispose d’un tel pouvoir de nuisance à l’échelle de la Terre ».

Totalement irrité par ce qu’il venait de capter, Donald Winsfield hurla dans son bureau : « Il faut faire quelque chose… Faites taire ce con ! »

Interloqué, Jasp van der Kruyt s’enquit des nouvelles auprès de son associé. « C’est curieux, remarqua-t-il embarrassé, j’ai l’impression que mon TéléPath a un problème, parce que je n’ai rien entendu… »

« Fais voir », intervint Donald Winsfield en tendant la main vers l’appareil de Jasp. Puis, l’ayant examiné : « C’est quoi ce truc ? » demanda-t-il en désignant une petite forme bombée en aluminium.

« Oh, ça ? fit Jasp, c’est un truc que ma femme a collé hier soir sur mon TéléPath, elle m’a dit que ça m’éviterait de me griller les neurones avec mon mobile. Je crois qu’elle a appelé ça un compensateur magnétique. »

« Diablement efficace », lâcha Donald, songeur. « Et tu as une idée du nombre de ces bidules en circulation dans le monde ? »

« Quelques millions, je suppose. »

« Ou dizaines de millions, tu veux dire. Il faut tout arrêter, on n’a pas encore atteint le seuil. Vous m’entendez ? » cria-t-il à l’intention d’une personne invisible.

« Trop tard, lui répondit une voix dans sa tête, ils ont enclenché le processus. »

« Mais… mais… on va perdre des milliards de données mentales très importantes ! Imaginez que les plus savants sur Terre en soient équipés ! »

« Je regrette, dit la voix, on ne peut plus revenir en arrière. »

Sabrina Kayes était en train d’appeler sa sœur avec un Télépath magnéto-compensé quand la catastrophe se produisit dans le supermarché bondé où elle faisait ses courses. Tout d’abord, il y eut une sorte d’éclair électrique qui illumina la totalité de l’espace intérieur du magasin, puis toutes les lumières s’éteignirent. Ensuite, elle vit les visages se dessécher autour d’elle. Quelques instants plus tard, les corps s’écroulèrent tels des pantins désarticulés, comme s’ils avaient été vidés de leur substance. En quelques secondes, elle n’eut plus autour d’elle que des amas de momies fripées. Cette vision la glaça d’effroi. En rampant parmi les corps, elle progressa péniblement jusqu’à la porte du supermarché.

Sur le parking, des voitures étaient enchevêtrées les unes dans les autres, occupées par des morts. Dans l’allée K, elle aperçut une silhouette qui venait vers elle en titubant. « Allée K, remarqua-t-elle, ça ne s’invente pas ! ». Sabrina était toujours fascinée quand les événements de sa vie répondaient à la loi de la synchronicité et non du hasard. Elle hâta le pas en direction de la silhouette. Parvenue à un mètre de cet homme hébété, elle eut la révélation de la différence qu’ils avaient en commun et qui, bizarrement, les avaient protégés d’une mort certaine : ils portaient tous deux en médaillon un compensateur magnétique censé les protéger contre l’électrosmog des antennes-relais de téléphonie mobile. Sauvés par un gadget auquel la majorité des gens n’avaient pas cru, trompés par une publicité qui niait en bloc tout risque électro-magnétique. A présent, ils étaient morts, frappés par une vague invisible qui les avaient fauchés instantanément. Sabrina montra du doigt son médaillon. L’homme en fit autant et désigna les monceaux de cadavres en murmurant : « Ils sont morts d’avoir avalé les couleuvres des opérateurs ».

Dans la sphère principale de l’anneau de contrôle du vaisseau amiral en orbite géostationnaire, le général Collin McRae observait, médusé, les jets de lumière provoqués par la compression des nuées de flux de données mentales en provenance de la planète. Véhiculées par les micro-ondes des Télépaths et modulées sur les vagues porteuses des « joueurs de HAARP », ces données kryptoniques passaient à travers une série d’antennes toroïdales et allaient s’inscrire au cœur d’un ordinateur à mémoire de titane pur, un engin exotique seul capable d’enregistrer la mémoire des milliards d’êtres vivant sur la Terre pour les injecter plus tard dans des corps adaptés aux nouvelles formes de vie conditionnées par le retournement des pôles magnétiques. Les conseillers UY TE WE les avaient mis en garde : face à l’imminence du danger, il n’y avait pas d’autre solution pour sauver ce que l’humanité avait de plus précieux : ses sciences et ses arts. Ils avaient évidemment omis de signaler les effets secondaires de ce pompage salvateur : la destruction totale de toute vie pensante sur Terre. Lors des tests de probation au laboratoire secret MKP en Alaska, ils n’avaient discrètement procédé qu’à des pompages partiels qui avaient laissé les cobayes épuisés, mais vivants.

Tandis qu’il se délectait du spectacle de ce sauvetage providentiel de l’intelligence humaine, le général McRae sentit les images de sa vie tournoyer dans sa tête puis s’échapper en spirale par l’étroit chenal de son septième çakra. Le château de famille dans les Highlands, les poursuites dans les couloirs avec sa sœur, les scènes de chasse à la grouse avec son grand-père, les sourires affectueux de sa mère, les veillées avec son père devant la cheminée en granit de la bibliothèque… Les images défilaient et s’en allaient rejoindre un point de lumière lointain qui lui évoqua une sorte de chambre des âmes. Soudain privée de toute activité neuronale, la tête du général tomba en avant et son corps s’affaissa sur le pupitre de commande.

Karen van der Kruyt finissait de préparer les sacs à dos lorsque la porte d’entrée claqua. Une poignée de secondes plus tard, son mari faisait irruption dans le salon.

« Vite, chérie, on n’a plus que douze heures avant le retournement des pôles, ça va faire un déluge d’enfer. »

« Tu sais, fit-elle en l’embrassant, tous nos voisins sont morts, c’est épouvantable. »

« Je sais, mais plus tôt nous aurons gagné les Appalaches mieux ça vaudra. »

En chargeant la voiture, Jasp ne put s’empêcher de penser à leurs faux amis d’outre-espace. Ils avaient parfaitement utilisé la peur de l’Apocalypse. Il ne resterait bientôt plus sur Terre que quelques tribus d’humains contraints de vivre sous la férule de dieux cruels.

« Ça ne te rappelle pas quelque chose, ce départ ? », demanda Karen en démarrant.

« J’ai comme l’impression qu’on va nous demander de bâtir des pyramides », répondit Jasp en regardant au loin, « c’est un nouveau cycle de douze mille ans qui commence ».

Elle enfonça rageusement l’accélérateur. « Quelle chance d’avoir un mari prévoyant », pensa-t-elle.

© 2006. Alex Vicq