Dans son bureau présidentiel de la firme NUORK2 sur Mu Reticuli 3, le Dr. John Ballard relit une dernière fois le communiqué de presse annonçant son décès. « Disparu dans l’espace à bord de la navette Mars Astoria, après une collision avec un astéroïde. »

Aujourd’hui, il aurait dû fêter ses cinquante ans avec sa femme et ses deux fils. Avec un peu d’amertume, il imagine leur détresse en apprenant la nouvelle de sa disparition « pour le progrès de l’humanité », mais il n’éprouve pas le moindre regret. L’enjeu était tellement inouï… Tranquillement, John revoit mentalement la scène de la signature du contrat définitif pour « ailleurs » et entend les précautions oratoires de l’agent recruteur, aide de camp du général Styges.

« A la fin de votre première mission pour le Projet Altermundi, vous n’aurez pas d’autre choix que de disparaître définitivement aux yeux et surtout aux oreilles de vos contemporains, en commençant par votre famille. C’est pourquoi nous ne recrutons prioritairement que de jeunes célibataires qui n’ont pas peur d’avoir à fonder une famille sur une autre planète sans espoir de revoir un jour la Terre. Les autres, pères ou mères de famille qui se sentent assez motivés pour faire don à l’humanité de leur sacrifice, ceux-là devront apprendre à renaître à une nouvelle existence, une existence intergalactique. »

Le phylon – hologramme physique – du général fait irruption dans son champ de vision. John ne sursaute plus quand cela se produit, mais il lui a fallu plusieurs mois pour s’habituer à ces visites intempestives de personnages éparpillés dans un espace de plusieurs milliers d’années lumière.

« Vous avez lu le journal ? » s’enquiert le phylon du général.

A cet instant, un autre phylon émerge de l’air à côté du général. Cette fois, il s’agit d’un bipède à peau de reptile, d’environ deux mètres de haut, avec des yeux de cingle et de grandes mains aux doigts spatulés, vivement rejoint par un phylon plus courant sur Terre – bien qu’arborant une impressionnante barbe blanche neptunienne -, répondant au nom de professeur Vasil Narkos.

« Je viens de le lire, effectivement », répond John sans se laisser troubler par ces trois irruptions successives dans son bureau. « Anan, Vasil, bienvenue à vous », lance-t-il en adressant un bref regard aux deux nouveaux phylons, avant de poursuivre : « Quoiqu’il en soit, après ces trois années passées dans l’espace avec vous, je ne me verrais pas leur dire que je reviens de la constellation d’Hercule, de la troisième planète habitée de ce système, que j’ai travaillé sans scaphandre au pôle nord de Vénus, que j’ai visité les sites archéologiques martiens… que la face cachée de la Lune recèle une centaine de bases humaines et exotiques, que des expéditionnaires d’une douzaine de pays collaborent depuis plus de quarante ans à la plus grande entreprise humaine de tous les temps… que je participe à des réunions de travail avec des dizaines d’autres races extraterrestres – je pourrais même leur décrire les Stenonichoïdes des Pléiades, les amphibiens hermaphrodites de iota Centauris, les humanoïdes également hermaphrodites, mais à 92 chromosomes, de Véga de la Lyre dont les ancêtres s’appelaient Anunnaki dans les textes sacrés de la Terre, les petits gris de UY TE WE qui collaborent avec des militaires depuis près d’un siècle, les oumains d’UMMO chargés de l’éducation des peuples terriens, les lilliputiens de Zeta Reticuli qui nous étudient depuis l’aube des temps, les silicans de M361-4 -. Qui me croirait si je disais qu’Armstrong n’a pas mis le pied sur la lune mais dans un studio de cinéma dans un désert du Nevada parce qu’à cette époque le conseil de la confédération intergalactique nous avait interdit l’accès à notre satellite ? Qui me croirait si je rapportais qu’un extraterrestre sur dix passe inaperçu sur notre sol parce qu’il est fait comme nous ? Que s’imaginerait-on dans les services de police si je revenais dans cent ans pour leur dire : coucou, c’est moi, John Ballard, je suis né en 1957, je cherche mes arrières petits enfants pour arroser mes 150 ans. »

« Se hisser au niveau de nos anciens dieux résout tous les cas de conscience, observe Vasil Narkos. Ces choses sont tout simplement inavouables. Inavouables parce que inconcevables. Pire même, elles sont invérifiables. Mais malgré tout cela, apportez la preuve ne serait-ce que de l’existence d’un seul extraterrestre, laissez-le dire que ses congénères nous rendent visite depuis plus de quatre cent milliers d’années et c’en est fini de toutes les religions. Ce serait un chaos indescriptible et définitif dans les consciences et les réseaux sociaux. Un ethnocide brutal et définitif.

« Le jour viendra où nous pourrons lever le voile sur tous ces mystères, ajoute le général Styges, mais il faudra d’abord former les Terriens à la logique tétravalente, et quand on voit le mal qu’ils ont à intégrer la trivalence quantique, on mesure le chemin qu’il reste à accomplir avant de pouvoir officialiser le contact. »

« Je pense que le plus difficile n’est pas l’apprentissage logique de ce nouveau paradigme scientifique, reprend le Pr. Vasil Narkos, mais l’apprivoisement psychosomatique de l’agressivité latente de l’homme que les Ummites attribuent à juste titre à notre système hormonal fermé et en particulier aux fonctions du noyau suprachiasmique. Quand nous aurons atteint cette zenitude fondamentale, il restera à trouver quatre cent quarante mille bouddhas capables de rendre accessible à quiconque ce qu’on appelle la sphère consciente de Gaïa ou Noosphère. Ensuite pourront s’ouvrir les portes du BUAWA UWAAM, le réservoir des âmes, qui révélera à l’humanité sa véritable nature dans toute sa complexité biophysique. Jusqu’à ce que les terriens franchissent ce cap, ils devront être maintenus dans l’ignorance de la réalité intergalactique, au risque de voir l’humanité disparaître subitement si elle était brutalement confrontée à ces vérités scientifiques. Tant que ces histoires peuvent s’inscrire dans nos mythes, il n’y a aucun danger. C’est pourquoi le saupoudrage d’informations contradictoires restera de mise encore pendant de très longues années. »

Le général Styges glisse en direction du Dr. Ballard et lui décoche un sourire subtil accompagné d’un clin d’œil.

« Je sais que la tentation était trop forte, John, mais vous verrez, on en a déjà fait l’expérience, c’est peine perdue, croyez-moi. Bon, on vous laisse en famille, à demain. »

Les phylons ont à peine disparu, en une fraction de seconde comme ils étaient venus, que John Ballard s’installe sur le tapis du bureau, dans la pose du lotus, et retourne investir le phylon qu’il venait de lancer sur Terre juste avant l’irruption du général Styges.

Sa femme est là, avec ses deux fils et leur tante, attablés pour une séance de spiritisme. Sous les doigts des participants, le verre file d’une lettre à l’autre et forme des phrases, épelées par Stuart, le cadet : « Je ne suis pas mort, mais vivant ailleurs. »

Préoccupés qu’ils sont par la tâche délicate qu’ils accomplissent, les membres de la famille Ballard n’ont pas remarqué le phylon qui se tient discrètement dans un coin obscur de la salle à manger, éclairée par quelques bougies. Alors, tremblant de tendresse et de crainte, John fait glisser son phylon vers la table.

« Mes amours », lance-t-il avec chaleur.

Les chaises se renversent, les corps reculent, les yeux s’écarquillent. « Papa ! » crie l’aîné. « Mon amour, c’est toi ? » s’étonne Liza, la femme de John. Anna, la sœur de Liza, triture le petit crucifix d’argent qu’elle porte à son cou. Stuart se jette contre son père, mais ses bras ne rencontrent que le vide.

« Un fantôme ! » s’écrient plusieurs voix.

En un instant, tout le monde a fui vers la porte d’entrée. Seule Liza semble surmonter sa peur et approche un doigt de la silhouette énigmatique qui se tient devant elle et qui ressemble trait pour trait à son mari. Le doigt s’enfonce doucement dans le phylon.

« John, oh John, que t’est-il arrivé ? » Puis se reprenant : « Revenez les enfants, n’ayez pas peur ! Nous sommes très tristes, évidemment, d’avoir perdu papa, mais maintenant regardez ! Nous savons enfin qu’il y a une vie après la mort ! Merci John, merci mon amour. »

© Real-fiction d’Alex Vicq