La fin des dinosaures (1) Enregistrement d’une transe en état modifié de conscience.

C’est bizarre. Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir des pieds. J’ai deux… pattes avec trois doigts assez écartés et avec des griffes. En même temps que je devine ces pattes, j’entends des cris rauques… Drôle de sensation… ces pattes, je les sens mais je ne les vois pas vraiment parce qu’elles sont dans l’eau… de l’eau fangeuse, pleine de végétaux en décomposition… j’ai des cuisses vertes recouvertes d’écailles… je suis attiré par une force assez grande dans ce corps bizarre recouvert d’écailles, dans l’eau et entouré de cri rauques, avec des arbres qui touchent le ciel… Il fait sombre. C’est un peu comme dans les films qu’on a pu voir sur le Vietnam ou sur les forêts vierges. Je marche dans l’eau, j’avance, je suis très fort. Je fais de grandes gerbes d’eau quand j’avance, j’éclabousse les arbres. Je déplace des arbres en les poussant de l’épaule. Ceux qui sont dans l’eau ne sont pas assez solidement ancrés au fond. Je les… comment dire… je les rends obliques… et je mange des feuilles… elles sont bonnes, on dirait qu’elles sont laiteuses… je les mastiques avec une sorte de… ce n’est pas des dents… c’est comme de la corne… je cisaille les feuilles et puis je les plaque entre ma langue et mon palais et je laisse couler le liquide des feuilles dans ma gorge. C’est vraiment très bon… un peu amer, mais j’aime ça.

Autour de moi, il y a de grands oiseaux et toutes sortes d’autres animaux. Je les entends mais je ne les vois pas. Pour le moment, je suis penché, je bois cette eau, je bois ces feuilles aussi, qui sont à la surface et en-dessous, mélangées… c’est une sorte de charpie… il y a autant à manger qu’à boire, là dedans. Je vois un grand serpent qui passe… pas vraiment un serpent… enfin, il a une grande queue qui fait penser à un serpent. Il ne reste pas trop près de moi. Je suis assez grand parce qu’ici l’eau est assez profonde, or elle ne m’arrive qu’à mi-tibia. Je ne sais pas combien je peux mesurer. Les arbres sont très hauts… mais moi je les pousse facilement. Je suis très grand et très fort.

Pourtant, je suis aux aguets sans arrêt. J’entends des cris rauques, très graves, très profonds, certains un peu médiums, d’autres hyper aigus, presque des ultra-sons. De temps en temps, il y en a un très rauque que je n’aime pas du tout. C’est de celui-là que je me méfie. C’est le cri de Montagne d’Ivoire, le patron du lieu. Quand il s’en prend à nous, on ne peut pas tellement résister. La stratégie consiste à la voir avant qu’il nous voie et à se dissimuler où on peut. Quand je sens qu’il approche trop, je me mets sous l’eau, là où c’est un peu plus profond. Je connais les trous d’eau. En général, je n’ai que deux ou trois bonds à faire. Je me mets où c’est moins profond pour pouvoir attraper les feuilles des arbres, parce que quand c’est trop bas, il n’y a plus rien à manger.

Je passe mon temps à manger et à chercher un coin où dormir tranquille, sans trop de danger, en pouvant rester presque totalement immergé, avec juste la tête au bout de mon long cou, reposant sur un tronc d’arbre mort à la surface de l’eau, soit sur un rocher qui émerge. Et là, je dors en gardant un œil ouvert… Il n’est pas ouvert vraiment, mais il est toujours prêt à s’ouvrir à la moindre alerte.

De temps en temps, je vais sur la terre également, mais j’ai du mal à me déplacer, je suis très lourd. J’ai assez peu de contacts avec les animaux qui m’entourent. J’en ai avec les mâles de mon espèce parce que je suis une femelle, mais les autres contacts, il faut les fuir ? De toute façon, on se méfie sans arrêt. C’est comme une sorte de coup de dard qui part des reins et qui arrive dans les membres au moindre bruit suspect. Et on s’échappe… c’est… il y a de l’eau… il y a beaucoup d’eau partout… C’est un drôle d’endroit. Des arbres immenses, de l’eau, des végétaux en décomposition, ça sent très fort, ça sent le vert… Quand ça sent le vert, je suis content.

… Il se passe quelque chose… Je ne comprends pas… J’ai vu une grotte, je me suis approché, j’ai vu une sorte de gueule énorme s’ouvrir et tenter d’engloutir ma tête. Elle s’est précipitée sur moi et, à la place, j’ai reçu un rocher. Comme si on m’avait lancé un rocher à la figure, comme si, d’un seul coup, un morceau de la montagne avait été projeté. J’ai vu un animal parce que c’était dans l’obscurité, mais c’est un rocher. Il y a quelque chose qui a projeté un rocher de d’intérieur de la grotte. Je suis assommé, dans l’eau, le cou plié et la tête qui pend le long d’une pente assez raide. J’étais dans l’eau quand je regardais cette grotte… et ça vibre de partout… l’eau clapote… elle fait de grands clapots et on a l’impression que la surface de l’eau se soulève, ça fait des gerbes, ça vibre de plus en plus. Des pierres tombent dans l’eau, j’en reçois sur le dos… Il y en a une qui brise une de mes dorsales, je ne peux plus bouger. Je me vois en même temps dans l’eau et au-dessus. La montagne se referme sur moi. Un linceul de pierre… Plus loin, il y a le feu partout. Le ciel est noir. La terre est rouge et le ciel est noir. L’eau bout. C’est très noir. C’est plus noir qu’au Koweït… J’avance dans le temps… Des oiseaux prennent feu en vol et tombent… L’air est brûlant au-dessus. On dirait que le feu est en train de faire le tour de la planète.

J’oscille… Je suis sorti du dinosaure vert à bec de canard. Je plane, mais pas vraiment au sens où on peut dire qu’on plane. Il y a des remous même là où je suis… Il y a des vibrations. Il se passe des choses terribles. C’est un cataclysme dans toutes les fréquences… Je ne sais pas, ce n’est pas comme dans une NDE… Je ne suis pas une âme… Je suis comme des yeux… Je suis des yeux qui regardent des ondes qui frappent l’atmosphère, boutent le feu à l’air… et moi, je suis une sorte d’onde, j’ondule… je monte et je descends dans l’atmosphère… je crache du feu… mais pas par la bouche… j’ai des yeux qui envoient de la lumière dans l’atmosphère et ça crée des vibrations… ça fait un feu ondulatoire qui propage l’incendie partout… Voilà, maintenant je me dis que c’est bon ; ça va faire de la place. Mission accomplie. Je m’en vais dans le ciel, je m’en vais dans la nuit. J’ai pris une trajectoire hyperbolique. Je pars vers les étoiles… J’arrive dans une sorte de cathédrale… c’est difficile à décrire… il y a des facettes partout, des colonnes obliques, c’est une sorte de pyramide à multiples côtés, très lumineuse, comme si elle était en cristal… mais ce n’est pas de la matière. Elle est complètement vibratoire. C’est une cathédrale vibratoire. Elle est dans l’espace, comme posée sur une planète, mais elle est beaucoup plus grosse que la planète. Moi-même, je suis dans un véhicule qui n’est pas vraiment fait de matière. Pourtant, je ne me sens pas immatériel. Enfin, j’ai l’impression que c’est alternatif.

J’entre dans la cathédrale de lumière. Elle n’est pas que lumière, d’ailleurs. Il y a de grands panneaux noirs comme le cosmos. Des traits de lumière dessinent une sorte de pyramide. Enfin, ce n’est pas la pyramide de Khéops, il y a des tas de facettes et il y a une partie vivante, pensante, qui est dessous. Elle est matérielle, en pierre ocre, une sphère de pierre lisse. C’est le Maître… Je ne comprends pas trop ce qu’il se passe. Je suis extirpé de mon véhicule. C’est un peu comme si on extirpait une crevette de sa carapace. Mais c’est fluide, liquide… entre le corps de la crevette et sa carapace, il y a une sorte de fluide… ça glisse tout seul… on sort de là… ça fait penser un peu à l’accouchement, mais là, c’est très facile et on sort les pieds devant… J’ai l’impression que mes yeux, les yeux que j’avais tout-à-l’heure sont restés dans le véhicule ! C’est une carapace de voyage, en fait. Je suis fait d’une matière fragile, liquide. Maintenant, je n’ai plus de forme. Juste avant, j’adoptais la forme en crevette de cette machine qui m’obligeait à avoir une structure… c’était morphotropique, voilà. Maintenant, je suis libre. Je danse comme un globule blanc dans le sang, je danse dans la lumière, danse dans le cosmos, danse, danse, danse…

© 2007 Alex Vicq.